Climats de l’oubli et saturation de l’archive
À propos de « Archives en condensation » d’Ilja Nabutovskis
Galerie Cinéma, Lyon
13/9/2021
Écrit par Timothée Chaillou
L’exposition « Archives en condensation » d’Ilja Nabutovskis, présentée à la Galerie Cinéma à Lyon du 9 septembre au 23 octobre 2021, articule une proposition troublante : l’archive elle-même est soumise aux conditions climatiques. Ce que met en scène Nabutovskis n’est pas une allégorie de la fragilité, mais une atmosphère — un microclimat d’humidité, de brume et de brouillard dans lequel les résidus papier de la documentation institutionnelle sont lentement absorbés, brouillés et défaits.
Cette mise en scène ne peut être dissociée de l’intervention antérieure de l’artiste, « Réparations à l’eau froide »(Kunsthalle Nummer Sieben, Saint-Pétersbourg, 2020). Là, des systèmes de chauffage conçus pour diffuser la chaleur furent figés dans la glace, immobilisant leur fonction et transformant l’infrastructure en monument. À Lyon, le mouvement ne tend pas vers la congélation mais vers la saturation. La condensation opacifie les surfaces vitrées, s’infiltre dans les dossiers et dégrade l’ordre bureaucratique par excès d’humidité. Les deux projets forment un diptyque de l’entropie : l’un immobilise, l’autre obscurcit.
Le concept de plasticité développé par la philosophe française Catherine Malabou — la capacité à la fois de recevoir et d’anéantir la forme — offre une lecture de ces atmosphères. Le verre embué est une surface plastique : réceptive à la condensation, modelée par des exhalations invisibles de l’air, et pourtant destructrice de lisibilité. L’archive est ainsi reformée par le climat lui-même, toujours en mouvement, toujours entre apparition et effacement.
Également résonante est l’idée de communauté comme exposition à la finitude, chez Jean-Luc Nancy. Nabutovskis met en scène l’archive dans cette même condition d’exposition : non pas un contenant scellé de permanence, mais un sol commun fragile, soumis à la dissolution. Découvrir des dossiers imbibés d’eau derrière le verre embué révèle que la mémoire n’existe jamais en dehors de l’entropie.
En dialogue avec la notion d’« exforme » de Nicolas Bourriaud, Nabutovskis ne présente pas les documents comme des artefacts stables, mais comme des matériaux en voie d’être rejetés par leurs propres conditions de stockage. La condensation n’est pas un arrière-plan fortuit, mais le principe opératoire de l’illisibilité.
La scénographie accentue ce paradoxe : les vitrines réfrigérées simulent la conservation mais produisent l’échec. Les visiteurs peinent à déchiffrer des textes qui se dissolvent sous leurs yeux, expérimentant l’obstruction plutôt que la maîtrise. Ici, l’œuvre rappelle l’« entropie de l’information » de Bernard Stiegler, où les systèmes d’enregistrement génèrent leurs propres conditions de dégradation. Pour Stiegler, les technologies de mémoire contiennent toujours l’oubli ; Nabutovskis en donne une matérialisation en laissant l’humidité devenir le vecteur de l’effacement.
Le contexte lyonnais amplifie cette critique. Contrairement aux interventions de Riga et de Moscou, où la défaillance était vécue, ici l’œuvre entre dans une galerie française historiquement associée aux idéaux de permanence. En mettant en scène l’effondrement dans ce cadre, Nabutovskis perturbe la distinction Est/Ouest entre précarité et stabilité. L’exposition affirme que l’oubli n’est pas régional mais climatique, une inévitabilité universelle.
En définitive, « Archives en condensation » ne traite pas seulement de documents fragiles. Elle porte sur la saturation de l’archive — le point où la préservation mène à la surexposition, à l’excès d’humidité et à l’asphyxie de son propre appareil de conservation. Entrer dans l’exposition, c’est affronter l’effondrement du fantasme de préservation stable, rencontrer l’histoire comme une surface embuée et suintante où la mémoire ne persiste qu’en s’érodant.
Si « Réparations à l’eau froide » révélait l’infrastructure trahie par la congélation, « Archives en condensation »montre sa trahison par la saturation. Toutes deux insistent sur des climats de l’oubli : des conditions élémentaires qu’aucune institution, aussi fortifiée soit-elle, ne peut exclure. Nabutovskis rend ces climats visibles, non comme des accidents ou des échecs, mais comme le médium fondamental à travers lequel la mémoire doit désormais être pensée.
Timothée Chaillou est un critique d'art indépendant et commissaire d'exposition. Il est membre de l'AICA (Association Internationale des Critiques d'Art), de l'IKT (Association Internationale des Commissaires d'Art Contemporain), du CEA (Commissaires d'Exposition Associés) et de la Société Française d'Esthétique. Il est rédacteur en chef du ANNUAL MAGAZINE No 5.