Écritures souterraines et violence feutrée de l’héritage

9/7/2025

Écrit par Timothée Chaillou

Lieu et dates : La Borne, Le Plessis-Botanique, La Riche, Centre-Val de Loire | 2 juillet – 23 août 2025

Dans Les ténèbres tirées le long de la ligne dorique, Batuhan Yardımcı engage une enquête lucide et intransigeante sur les hantises sédimentaires de la forme classique, à travers une série de cinq toiles à l’huile qui déstabilisent l’imaginaire gréco-romain dans sa fonction régulatrice au sein des régimes esthétiques européens. Présentée à La Borne — une architecture mobile en bois et zinc conçue par Bertrand Penneron comme à la fois conteneur et vecteur — l’exposition fonctionne non pas comme simple présentation, mais comme machine allégorique de désactivation du spectaculaire patrimonial. Il ne s’agit pas ici d’une œuvre à visiter, mais d’un périmètre à contourner, d’un espace à refuser, d’un système perceptif à suspendre. Le classique — longtemps figé comme axe de pureté formelle occidentale — se voit soumis à un contre-mouvement d’opacité, de ruine et de latence spectrale, dans un geste critique qui s’inscrit dans les généalogies souterraines de la pensée esthétique française, des survivances de Didi-Huberman à l’éthique de la latence d’Élisabeth Lebovici.

Chaque toile évolue dans un registre visuel plus proche de l’atavisme que de l’allégorie. On y retrouve des bustes, mais vidés de toute gravité statuaire. Peintes à l’huile sur toile, les références classiques de Yardımcı se trouvent en état d’effondrement formatif : les cariatides s’enfoncent dans l’ombre, les lignes se décomposent sous un flou haptique, la chair devient cendre, les regards se dissolvent dans une brume pigmentaire. Ce ne sont pas des palimpsestes de l’antiquité : ce sont des cadavres conceptuels, porteurs des traces d’une longue décomposition sous la pression de la surexploitation culturelle. Et surtout, ils ne sont pas réanimés pour être vénérés. L’approche de Yardımcı, dans son refus de toute consolidation symbolique, prolonge ce que Catherine Malabou nomme la plasticité destructive — une forme qui défait ses propres conditions de lisibilité, ne produisant ni reconstitution ni réparation, mais étrangeté radicale.

Il faut considérer ici non seulement ce qui est peint, mais la manière dont c’est vu. Le spectateur, posté à l’extérieur de l’architecture, contraint par la façade vitrée à double vitrage, n’accède aux œuvres qu’à travers reflets, réfractions, interférences lumineuses. La peinture devient un phénomène liminaire, non une surface à pénétrer mais un écran d’incertitude. L’acte de voir est sans cesse interrompu — par le climat, l’angle, le mouvement, le miroir. Cette perturbation de la perception matérialise ce que Jean-Luc Nancy appelait le regard suspendu : un regard qui ne fixe pas, qui vacille, qui ne boucle jamais son circuit. Chaque œuvre demeure dans un état de suspension, inappréhendable par principe, et d’autant plus chargée d’intensité.

La rigueur conceptuelle de cette installation réside dans sa convergence étroite entre forme, dispositif et rencontre civique. La Borne — développée par le collectif d’artistes Le pays où le ciel est toujours bleu, soutenu par la DRAC Centre et la Région Centre — intervient directement dans la cartographie contemporaine de la visibilité. Elle traverse des territoires et communes souvent en dehors des circuits institutionnels, et son éthique spatiale déstabilise l’autonomie bourgeoise du white cube. La station de La Borne à Le Plessis-Botanique intensifie cette logique itinérante. L’œuvre n’est pas contenue, mais bordée publiquement ; elle n’est pas destinée à la contemplation passive, mais à une perception interstitielle, dans la rue, sur le chemin du marché, au cœur du flux civique. Ce geste rejoint la notion de pratique de l’espace chez Michel de Certeau : un espace produit par la circulation, la rencontre, la dérive.

La langue picturale de Yardımcı — gestuelle, visqueuse, instable — rejette la fidélité académique historiquement associée au corps classique. Les œuvres n’affirment pas une image, mais une érosion. Le médium huile, historiquement complice de l’idéalisation de la peau, de la pierre et de la chair, est ici mobilisé comme indice corrosif du temps. Le pigment est traîné vers l’opacité, l’huile de lin absorbée dans la ruine. Aucune ligne ne tient ; aucune figure ne s’impose. À leur place : des ombres accumulées, des seuils de forme, des fragments pris dans l’effilochement. Il s’agit de peinture comme exhumation, non comme commémoration. Et dans ce refus de maîtrise visuelle, l’œuvre énonce une thèse radicale : le classique doit périr, encore et encore, pour relâcher son emprise sur l’imaginaire.

Ce geste est d’autant plus crucial dans le contexte de la position de Yardımcı — artiste d’origine turque, installé au Royaume-Uni, pris entre le regard extractif de l’Occident et les résidus sédimentés du désir orientaliste. Son engagement avec les fragments classiques n’est pas mimétique, mais travail de deuil, proche de ce que Jacques Rancière nomme le partage du sensible : la distribution de ce qui peut être vu, de qui peut montrer, et comment les formes circulent. Les bustes et cariatides ne sont pas ici des symboles classiques, mais des sites disputés, des traumatismes picturaux, déplacés du centre idéologique vers les rebuts périphériques.

La force de l’exposition tient dans l’orchestration de la distance — non seulement spatiale, mais ontologique. Le spectateur n’est pas invité. Les œuvres ne se donnent pas. Les formes n’imposent aucune révérence ; elles s’échappent. Cette stratégie rejoint la poétique postcoloniale de Kader Attia, dont les bustes fracturés et les cicatrices chirurgicales esquissent une dialectique de la réparation inachevée. Yardımcı, au contraire, n’offre aucune éthique de la guérison. Pas de kintsugi, pas de restitution — seulement sédiments, effondrement, désagrégation. S’il y a ici une politique, c’est celle du retrait comme résistance, une opacité tactique proche du droit à l’opacité d’Édouard Glissant.

À mesure que La Borne poursuit son itinérance à travers le Centre-Val de Loire, la contribution de Yardımcı s’affirme non comme une exposition isolée, mais comme contre-monument territorialement ancré, une architecture du refus qui n’énonce rien mais interrompt tout. Elle marque un basculement dans les enjeux de la peinture contemporaine : de la narration vers la disparition figurale, de l’identité vers la présence comme esquive. Il ne s’agit plus de l’image du passé, mais de son écho creux, tracé non dans la clarté, mais dans le retard.

En dernière instance, Les ténèbres tirées le long de la ligne dorique ne propose pas une critique du patrimoine, mais sa désagrégation silencieuse. Les œuvres ne livrent aucun manifeste, seulement une atmosphère — chargée, friable, ambivalente. Le corps classique ne survit pas comme idéal, mais comme blessure. Non comme mémoire, mais comme absence sédimentée dans la surface. Ce que peint Yardımcı, ce n’est pas l’histoire, mais sa dérive vers l’opacité. Ce qu’il nous donne, à la place du monument, c’est l’image résiduelle de la forme — retirée, altérée, et violemment vivante.

Timothée Chaillou est un critique d'art indépendant et commissaire d'exposition. Il est membre de l'AICA (Association Internationale des Critiques d'Art), de l'IKT (Association Internationale des Commissaires d'Art Contemporain), du CEA (Commissaires d'Exposition Associés) et de la Société Française d'Esthétique. Il est rédacteur en chef du ANNUAL MAGAZINE No 5.

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