Illusions thermodynamiques sous forme sculpturale
15/9/2022
Écrit par Timothée Chaillou
À la Galerie Cinéma à Lyon, CryoOptics, une exposition personnelle de Suzanna Voit, construit un théâtre méticuleux du trouble visuel, où l’objet sculptural n’affirme plus sa vérité, mais la sape activement. À travers une série de formes en verre finement conçues, Voit mène une enquête profonde sur l’instabilité sensorielle de la perception. Ses œuvres ne ressemblent pas simplement à de la glace ; elles mettent en acte les propriétés visuelles et affectives de la fonte, de la condensation et de la dissolution—sans jamais renoncer à leur solidité matérielle. Ce n’est pas une illusion au sens décoratif, mais une fiction thermodynamique calculée : une matière qui performe l’entropie sans la subir.
Ces sculptures trompent l’œil par la précision, non par la mimésis. Elles ne représentent pas la glace, ne symbolisent pas le climat, et ne sont pas des métaphores de la fragilité. Elles sont plutôt des instruments de contradiction perceptive—visuellement actives, physiquement inertes. La disjonction entre ce qui est vu et ce qui est connu devient la condition centrale de l’exposition. Le spectateur rencontre un moment figé qui insiste sur sa propre fonte. Cette rencontre n’est pas fortuite : elle est programmée.
Le processus de Voit est aussi rigoureux que conceptuellement affûté. Chaque sculpture commence par du verre borosilicaté ou du verre optique de haute précision, choisi pour sa clarté réfractive et sa résistance thermique. Les formes sont coulées à la main ou taillées à froid en couches, incorporant parfois des vides ou des pièges optiques à l’intérieur même de l’objet. Ces interruptions fracturent la lumière de l’intérieur, créant des variations de profondeur, de réfraction et de floraison spectrale. Les surfaces sont polies avec une exactitude technique—jamais stériles, mais élaborées avec ce que Voit décrit comme une « irrégularité calculée ». Le résultat est un matériau qui ne reflète pas la réalité, mais la déforme juste assez pour devenir crédible.
Chaque pièce intègre un système d’éclairage dissimulé dans son socle. Loin d’être décoratifs, ces éclairages sont programmés sur mesure et calibrés en fonction des conditions ambiantes de l’espace d’exposition. Au fil de la journée, ils modifient subtilement la température de couleur, l’angle et l’intensité—manipulant ainsi la perception du spectateur en matière de transparence, de condensation et de densité. L’effet est celui d’un changement lent et continu—bien que l’objet lui-même reste immobile. La sculpture n’est pas statique, mais stable dans sa tromperie. Cette chorégraphie de réponse optique constitue ce que l’on pourrait appeler une forme de programmation atmosphérique. L’objet devient une interface—un événement instable plutôt qu’une présence résolue.
L’approche de Voit s’inscrit dans l’héritage du mouvement Light and Space, mais avec un virage décisif. Là où des figures comme James Turrell et Robert Irwin cherchaient la transcendance par la dématérialisation, Voit conserve l’objet, mais en déstabilise la lecture de l’intérieur. Sa lumière n’éclaire pas. Elle déstabilise. Ce qui semble révélé est en réalité dissimulé. Dans ce renversement, sa pratique rejoint ce que Paul Ardenne qualifie d’esthétique critique de l’artificialité contemporaine : un refus de la pure présence, une méfiance sculpturale envers le visible.
Sa pensée s’aligne étroitement sur les discours philosophiques français contemporains. Le concept de plasticité de Catherine Malabou—la forme comme mutable, capable de rupture et de transformation—résonne profondément dans les objets de Voit, qui semblent suspendus dans un état d’imminence permanente. Ils semblent sur le point de devenir autre chose—de fondre, de se dissoudre, de respirer—mais demeurent figés. Les écrits de Bernard Stiegler sur la technique comme prothèse ajoutent une autre strate : les systèmes lumineux intégrés par Voit ne sont pas des ajouts, mais des éléments essentiels, extériorisant et conditionnant la perception elle-même. On ne voit pas la sculpture ; on voit l’interaction entre la sculpture, l’environnement et notre attente neurologique. Pour Jean-Luc Nancy, être exposé ne signifie pas posséder la clarté, mais affronter son incapacité à retenir la forme.
Ces œuvres ne se résolvent pas. Elles échappent à la lisibilité, résistent à l’interprétation par l’échelle, l’iconographie ou le symbolisme. Par moments, elles évoquent des vestiges architecturaux, des matières biologiques ou des traces climatiques, mais ces allusions sont toujours insuffisantes. Leur force réside justement dans cette insuffisance. Elles sont des provocations sculpturales, non des réponses. Elles opèrent, comme pourrait le dire Éric Alliez, dans une zone de non-forme—où la forme n’existe que pour se déconstruire.
Dans l’expérience de CryoOptics, le spectateur est tenu en suspension. La galerie devient un champ perceptif, non un lieu de rencontre mais de méreconnaissance. Ce que l’on croit être de l’humidité est de la lumière ; ce qui semble fondre est immuable. Les sculptures génèrent des températures affectives sans corrélat physique. Elles produisent un excès sensoriel, sans la clôture phénoménologique traditionnellement offerte par la sculpture. Elles laissent le spectateur désarmé, exposé au doute, conscient que ce qui est vu ne peut plus être cru. Voit n’offre pas la clarté ; elle fabrique des conditions où la clarté s’effondre.
Il n’y a ici ni spectacle, ni théâtralité, ni transformation spectaculaire. Seulement le silence, la précision programmée et la latence visuelle. En cela, Voit ne propose ni avertissement, ni métaphore, mais une condition—une condition de la perception contemporaine. Son travail interroge ce que signifie voir, et ce que nous risquons lorsque nous croyons que voir suffit. Dans une culture saturée d’images fausses et de visions médiées, CryoOptics impose un calme et patient scepticisme. Ce ne sont pas des sculptures de fonte. Ce sont des sculptures de presque-fonte, de quasi-lumière, d’irrégularité programmée.
Dans cet espace du presque, Voit produit un langage sculptural rare : un langage qui ne parle pas, mais déstabilise. Qui ne révèle pas, mais insiste. Son verre ne clarifie pas. Il trouble. Et dans ce trouble, elle rend visible non pas la fragilité du matériau—mais celle de notre foi en ce que le matériau prétend montrer.
CryoOptics est actuellement présentée à la Galerie Cinéma, située au 3 rue Pleney, Lyon 1er, France, et se tient du 11 septembre au 29 octobre 2022. Les visiteurs sont invités à découvrir ces environnements sculpturaux subtilement subversifs—à assister à la chorégraphie du doute, à l’immobilité programmée qui agit comme un changement. À un moment où la crédibilité du regard est de plus en plus remise en question, les œuvres de Voit se dressent comme de rares artefacts de précision au service de l’ambiguïté perceptive. L’exposition est ouverte du mercredi au dimanche, de 14h00 à 19h00, et tous les jours pendant le festival de 10h00 à 20h00.
Timothée Chaillou est un critique d'art indépendant et commissaire d'exposition. Il est membre de l'AICA (Association Internationale des Critiques d'Art), de l'IKT (Association Internationale des Commissaires d'Art Contemporain), du CEA (Commissaires d'Exposition Associés) et de la Société Française d'Esthétique. Il est rédacteur en chef du ANNUAL MAGAZINE No 5.